The Iron Claw : lutter entre paternité et fraternité

« The Iron Claw » (Sean Durkin, 2023) dépeint la véritable saga tragique des Von Erich. Un film de nuances.

« Mais tu n’es pas là. À qui la faute ? (Pas) à mon père. (…) »

– Maxime Le Forestier, « Mon Frère »

Quelques semaines avant de me ruer au cinéma pour voir le film The Iron Claw de Sean Durkin (et du méticuleux studio A24), sortie en France le 24 janvier (soit un mois après sa sortie « domestique » aux États-Unis), je suis tombé sur un match involontairement annonciateur. Sur la recommandation de l’algorithme de YouTube, sans doute après avoir maté un énième classique du catch japonais, j’ai ainsi vu mon premier match de Fritz Von Erich, celui contre Giant Baba du 3 décembre 1966. Très « punchy-kicky » comme disent les anglophones (pour dire qu’un catcheur se limite aux coups de poing ou de pied), le problématique patriarche au centre du film en question m’a pourtant captivé. Il émane de lui une magnétisme, celui d’une animosité imprévisible. Quand il s’adresse à l’arbitre, sa voix grave grogne. Quand il frappe le futur fondateur de l’AJPW, encore jeune et mobile, ses coups claquent et ferment le clapet d’un public nippon plus inquiet que captivé. Et sans doute que tout cela n’est pas seulement calculé, mis en scène par Fritz. On voit dans ses mouvements, dans les redirections fébriles de son regard, une incertitude presque imperceptible (« kayfabe » comme disaient-ils encore dans le temps) : Jack Adkisson, le Texan derrière le masque invisible de la brute nazie qu’il joue, semble perdu parmi tous ces Japonais qui ne parlent pas un mot d’anglais.

Peut-il se permettre de frapper aussi fort et de malmener autant son adversaire ? Celui-ci le tolère-t-il suffisamment pour le rappeler à Tokyo, la prochaine fois ? Mieux encore, peut-il, pourquoi pas, en profiter en forçant un peu le trait ? Fort heureusement, Baba est rompu à l’exercice et, toute star qu’il est déjà, sait comment il doit se comporter (ou « vendre » les coups de son adversaire dans le jargon) et jouer le jeu jusqu’à parvenir à l’issue (le « finish ») convenue à l’avance entre les deux hommes et leurs promoteurs respectifs. Le résultat compose un combat énervé et haletant durant lequel des questions fusent dans mon esprit : Baba va-t-il finir par maîtriser le bougre et abréger le match et l’empêcher d’entacher davantage sa réputation ? Le public peut-il, à l’instar d’une audience américaine, se déchaîner et s’en prendre à Fritz ? Celui-ci va-t-il bien coopérer et réaliser le « finish » adéquat (traduction : le plus diplomatique qui soit, donc le moins tranché) ou saborder le tout ?

J’ai retrouvé cette même fébrilité devant les premières secondes de The Iron Claw. Celles-ci ouvrent une séquence pré-introductive en noir et blanc centrée justement sur Fritz Von Erich, lorsqu’il était encore sur le ring. Fritz est interprété par Holt McCallany (vous l’avez peut-être vu dans la série Mindhunter sur Netflix), dont la ressemblance est étonnante (dans le bon sens du terme, pas comme pour un certain Zac Efron…). La mise en scène, à la croisée des chemins entre les ralentis granuleux de Raging Bull et la lumière blafarde du Champion de 1949, est prenante et puissante. Holt, dans la peau encore athlétique de Fritz, est immense. Sa prestance, sa posture et sa gestuelle capturent ensemble le magnétisme bien réel de son personnage. Son Iron Claw (prise de soumission consistant en une étreinte du crâne par la saisie des tempes à pleine main) est crispée et cruelle. En à peine quelques instants, l’interprétation de McCallany et la mise en scène de Sean Durkin façonnent le golem du film : la présence imposante et inaliénable à la source de la tyrannie de Fritz sur son monde et surtout sur ses fils, un paternel paternaliste et toxique. Cette emprise prend la forme d’un leit-motiv visuel, celui de l’Iron Claw (dont le titre éponyme du film est placardé sur le corps de Fritz dès les premières secondes) ou « griffe de fer » en français. Fritz est le coupable et la victime (indirectement) de sa propre « malédiction », l’arlésienne métaphorique sur laquelle surfera tout le film au gré des tragédies de la famille Von Erich qu’il aura choisi de montrer.

Par ma propre entrée en matière, cela va sans dire que si l’Académie américaine des arts et des sciences du cinéma pouvait retenir mon vote lors de la prochaine cérémonie des Oscar, en mars, celui-ci irait sans hésitation à la performance de Holt McCallany dans la catégorie « Meilleur acteur dans un second rôle » ! Mais, vous vous en doutez, elle ne représente évidemment ma seule opinion sur le film.

Une histoire de catch

Si vous ne l’avez pas encore vu ou, pire, n’étiez même pas au courant de son existence jusqu’ici, The Iron Claw retrace une partie de la véritable histoire de la famille Adkisson/Von Erich, une fratrie de catcheurs texans au sommet de leur gloire dans la première moitié des années 1980. Le biopic se centre plus particulièrement sur la jeunesse de Kevin, le deuxième enfant de Jack Adkisson et de sa femme Doris Smith et leur aîné après la mort accidentelle de leur premier fils (Jack Adkisson Junior en 1959 à l’âge de six ans), et les morts successives en moins d’une décennie de trois des quatre autres enfants : David, Mike et Kerry. Le sixième fils, Chris (qui lui aussi est décédé à la même période), est complètement absent du film (nous y reviendrons plus tard).

Fritz Von Erich et son Iron Claw.

La saga des Von Erich n’a rien d’inconnue aux fans de catch tant elle a marqué le milieu du catch américain dans les années 1980 et le début des années 1990, non sans coïncidence avec l’effondrement des « territoires » (ces promotions territoriales, dont l’entente cordiale était maintenue par le corps décisionnaire de la National Wrestling Alliance, phagocytées ou écrasées par les tactiques monopolistiques de la WWF/E de Vince McMahon Junior). Les tragédies familiales ont notamment fait l’objet, en 2019, d’un des épisodes de la première saison de Dark Side of The Ring, la série documentaire la plus plébiscitée de la chaîne à scandales Vice. Beaucoup de paroles et de scènes du film réitèrent même ce qui est raconté ou montré dans ce documentaire.

Ancien footballeur américain, Jack Adkisson endosse le nom de scène « Fritz Von Erich » et sa gimmick nazie au milieu des années 1950 sous l’impulsion de son premier promoteur, le Canadien Stu Hart (un autre patriarche imposant, d’une famille de catch comportant elle aussi des destins tragiques). L’idée de ce dernier, alors patron de Big Time Wrestling (qui prendra le nom plus connu de Stampede Wrestling, une dizaine d’années plus tard), n’a alors rien d’originale. Le nouveau « boom » que connaît le catch américain avec l’émergence de la télévision a encore un parfum d’après-guerre : les vilains « sympathisants nazis », voire « ex-nazis », ou simplement « allemands revanchards », fleurissent (Karl Von Hess est souvent considéré comme le premier).

Protestant méthodiste particulièrement fervent (croyance dans laquelle l’accomplissement de soi est une priorité envers Dieu), Adkisson joue pourtant allégrement les faux-nazis, en compagnie de son faux-frère Waldo Von Erich, et en est l’un des plus éminents représentants. Cependant, comme l’évoque le film dans sa séquence d’introduction, Fritz (comme beaucoup d’autres faux-nazis) n’est jamais parvenue à briser le plafond de verre, celui sur lequel marchent les champions du monde élus par la NWA. Toujours catcheur à travers le monde mais aussi « booker » (c’est-à-dire, organisateur des combats et donc de leurs issues et des arcs narratifs dans lesquels ils s’inscrivent au long cours) au Texas, il décide de prendre son destin en main. En 1966, avec son partenaire Ed McLemore, il s’émancipe de la promotion de Paul Boesch contrôlant l’est de l’État (entre Dallas et Houston) pour fonder sa propre compagnie (reprenant à son compte la région de Dallas) : Big Time Wrestling (sounds familiar ?). Dix ans plus tard, c’est en son sein que son fils Kevin a fait ses débuts sur le ring, le premier de sa progéniture à s’y mettre. Kevin a été suivi quelques années après par David, Kerry, Mike et Chris (ainsi qu’un certain « Lance Von Erich », sans aucun lien réel avec la fratrie). Et c’est dans ce contexte que débute réellement, avec Kevin au centre, le biopic de Sean Durkin.

Parfois, les hommes pleurent

La mise en scène du réalisateur (dont The Iron Claw n’est que son troisième long-métrage) ne brille pas seulement avec le prologue. Elle brille plus particulièrement à travers deux autres scènes et une séquence en coda. Et comme pour la séquence pré-introductive, qui présente d’une part Fritz Von Erich sur le ring puis Jack Adkisson immédiatement en dehors avec sa jeune famille, le réalisateur n’attend pas de se saisir de la coulisse ou des trous laissés entre les faits réels pour peindre à sa manière.

La première scène que je retiendrais est celle montrant Fritz et ses fils au centre du ring, répondant au micro tendu par le commentateur Bill Mercer. Elle est filmée en empruntant le même angle avec lequel le véritable moment a été enregistré à l’époque (une position en « hard cam » familière aux fans de catch). Pourtant, ce qui se joue ici n’est pas seulement un moment anodin de la vie des Von Erich, mais un véritable instant de mise en scène. Fritz y annonce que David Von Erich sera le prochain challenger de Ric Flair, plutôt que son frère Kevin, pour le titre de champion du monde poids-lourd, puis que chacun des autres frères le sera à son tour s’il le faut. Si au-delà du plan purement narratif du catch, elle exprime ce qui anime réellement le personnage de Fritz dans le film : une ambition obsessive pour obtenir, pour lui, ses fils et sa famille, le Graal du catch, accomplissement d’une prédestination divine (et américaine en ce sens). Mais de manière plus intéressante, sans user de plans qui sortiraient du cadre de la reconstruction, le jeu des autres acteurs révèle ce qui se trame chez les autres personnages : l’étonnement tétanique de Kevin (Zac Efron), qui comprend que son sort a été scellé par son père lui préférant son cadet David (Harris Dickinson), dont l’étonnement tient plus de la surprise sincère, puis Mike (Stanley Simons), au sourire ravi pour ses frères jusqu’à ce qu’une moue défaitiste le remplace à l’écoute de son nom, lui le seul de la fratrie qui n’a jamais souhaité embrasser une carrière sportive comme son père et ses frères et n’a pas envie de les rejoindre sur le ring.

L’autre scène marquante montre à l’inverse, l’efficacité scénaristique dont use Sean Durkin pour combler les trous de la réalité. David Von Erich est le premier des frères (hormis Jack Junior) à décéder, d’une rupture intestinale (dans la version officielle des faits, ici retenue) lors d’une tournée au Japon. Cette étape de sa carrière devait confirmer son titre de challenger avant d’affronter et de vaincre le champion du monde poids-lourd en titre, devenant ainsi le premier Von Erich à l’obtenir. Dans le film, ce voyage est programmé au lendemain du mariage de son frère Kevin avec Pam (même si en réalité, leur union est antérieure de quatre ans le voyage et la mort de David). Dans la scène, Kevin retrouve David cloué aux toilettes par des vomissements sanglants. Il l’interroge sur son état, lui conseille de faire fi des ambitions de son père pour lui et de ne pas se rendre à Tokyo puis lui avoue une chose : il ne peut s’empêcher d’avoir de la rancœur de ne pas avoir été l’élu, que David ait été choisi par le patriarche à sa place, alors qu’il est l’aîné.

Fritz Von Erich, interprété par Holt McCallany.

Malgré l’amour fusionnel qui caractérise cette fratrie, la compétition ostentatoire installée par leur père (Fritz ne cache jamais l’ordre de ses préférences, notamment dans une phrase retenue par Dark Side of The Ring et reprise dans le film dans la banalité d’un petit-déjeuner l’établissant comme principe familial comme un autre), et celle plus insidieuse du « business » lui-même, fait quand même son effet sur eux. Mais plutôt que d’avoir l’arrogance de se dire méritant de cette élection (quasi-divine, comme Abraham ou Noé avant leur père), David préfère s’en excuser à son frère, en toute franchise. La toxicité familiale est ainsi balayée avec humilité, laissant ensuite la place à l’intimité réconciliante d’un secret entre frères. En quelques lignes de dialogue, l’auteur (Sean Durkin lui-même) retranscrit en mots le combat cornélien (la « malédiction » ?) qui traverse autant le film que la famille : suivre les commandements hiérarchiques du père à qui l’on veut absolument plaire, jusqu’à y perdre la pureté de la fraternité ; ou remettre l’autorité du père en question et renforcer l’ordre (la croyance ?) familial. La fraternité s’avère finalement ici (comme ailleurs : par exemple, la scène d’entraînement tendue entre Kevin et Kerry, après l’amputation de ce dernier, qui finit par le premier relevant le second) plus forte, mais seulement le temps d’un moment, que l’emprise paternelle. Sean Durkin parvient également à créer, avec ce liant narratif, à offrir un adieu émouvant à la relation entre les deux frères (les deux les plus proches de la fratrie) dont ils n’ont très certainement pas bénéficié en réalité.

Et ce sentiment rejoint la dernière séquence que j’aimerais évoquer. Il s’agit là d’une pure création, mais qui ne trahit pas la réalité pour autant puisqu’elle s’accroche à la croyance qui lie cette très religieuse famille. Avant dernière séquence du film, qui a lieu après le suicide de Kerry Von Erich (Jeremy Allen White) dont le corps sans vie se retrouve allongé sur la table du salon de la maison familiale, on y voit justement Kerry sortant de la maison sur ses deux jambes (alors qu’à sa mort, il était encore amputé de son pied droit à la suite d’un accident de moto). On comprend ainsi qu’il s’agit d’une vision onirique offerte par le réalisateur. Prenant une barque flottant sur un cours d’eau près du ranch (et y déposant symbolique une pièce, en écho en passage du Styx), il rejoint ses frères David et Mike sur un ponton. Ces derniers le conduisent également au petit Jack Junior. Tous les quatre s’étreignent avec une légèreté palpable : non pas parce qu’ils incarnent des âmes réunies au Paradis mais parce qu’ils peuvent enfin exprimer leur amour, leur fraternité, sans regarder par dessus leurs épaules ou obéir inconsciemment aux attentes de la dictature paternelle. Cette séquence n’est pas qu’une nouvelle « touche d’émotion », elle apporte en substance une vraie valeur ajoutée narrative au propos du film. Libérés de l’emprise toxique de leur père, ses fils peuvent enfin s’aimer comme ils sont, sans se soucier de ce qu’ils doivent être … Même s’ils ont dû quitter ce monde pour en arriver là. La traduction même d’une tragédie grecque moderne enfin dénouée, dont se réclame le film (par son réalisateur) : « une vision déchirée d’un monde asservi au destin ».

Autre part dans le film, je dois aussi retenir un moment de montage frappant. Alors que Kevin, David et Kerry sont revenus au vestiaire après un match en équipe, leurs visages se superposent à un plan dévoilant Fritz se rendant à leur rencontre. Comme si, en plus d’être une expression de Fritz, ils étaient aussi réduits à n’être qu’un seul et unique vaisseau corporel de son ambition. Autrement dit, chaque frère est interchangeable dans l’inconscient de Fritz. Seul Kevin, plutôt par la force des choses que par sa propre volonté, s’extirpera de l’emprise de son père – même si sa tristesse et son désir de liberté le conduiront presque à commettre l’irréparable à son tour, cette fois envers son père plutôt qu’envers lui-même. Et là encore, comme dans son interview pour Dark Side of The Ring, il synthétisera l’ironie douce amère de cette saga en regardant ses propres fils s’amuser ensemble : archétype même du grand frère à l’amour inconditionnel, sa raison de vivre avant de fonder sa famille, il a fini par ne plus être le frère de personne.

Un catch entre deux chaises

De gauche à droite : Kerry Von Erich (J.A. White), David Von Erich (H. Dickinson), Bill Mercer (M.J. Harney) et Kevin Von Erich (Z. Efron).

Mais, me direz-vous, quid du catch dans tout cela ? Aussi bien concernant le traitement diégétique des principes et de l’univers réel du catch, que la présentation de la pratique sur le ring ? Pour commencer, je dirais que The Iron Claw reste loin d’être la pire représentation cinématographique du catch sur le ring mais elle n’est pas la meilleure. Elle se débrouille même moins bien que The Wrestler de Darren Aronofsky, en son temps. En cela que les scènes physiques sur le ring, chorégraphiées par Chavo Guerrero Junior (le nouveau monsieur catch d’Hollywood) et parfois coachées par le célèbre « jobber » (l’inverse d’une star) Johnny Rodz, ne sont pas exactement les meilleures qu’on ait pu voir au cinéma. Ce défaut provient selon moi de deux facteurs, liés entre eux. Les acteurs jouant des catcheurs ont beau avoir été préparés pour leurs rôles, ils n’ont pas eu les années d’entraînement et de répétition des vrais catcheurs, à même de donner à leurs gestes la finesse suffisante pour conduire le spectateur à suspendre son incrédulité. Et je dirais même que les techniques employées pour filmer ces scènes, souvent de sorte à cacher ce manque de finesse, amplifient d’assister non pas à un combat de catch amplifié ou fantasmé mais à un ersatz sans saveur.

Cette impression est d’autant plus présente lorsqu’un grand nombre de catcheurs présentés à l’écran non sans pas en dehors : Fritz, Kevin, David, Kerry, Mike mais aussi Harley Race (physiquement très ressemblant) ou encore Ric Flair (certes unique en son genre, mais ici au sosie dangereusement parodique) ne sont ostensiblement pas de véritables catcheurs. Seul Lance Von Erich, le faux-cousin de la fratrie (faux-fils de Waldo Von Erich, lui-même faux-frère de Fritz), joué par MJF, l’ex-champion du monde l’AEW (et crédité comme producteur exécutif du film), en est un. Mais dans la version du film sortie en salle, il n’apparaît que quelques secondes pour souligner le détachement émotionnel de Kevin. À la différence de The Wrestler ou seul Mickey Rourke (ou presque) n’était pas un catcheur (quand bien même il était boxeur par le passé). Le tout ne joue pas en faveur de l’action en soi mais également du propos : celui du catch comme étant l’enjeu de la vie même des personnages. Comment rendre crédible cette vocation, l’ambition qu’elle fait naître chez Fritz et ses conséquences quand, à l’écran, elle n’a pas l’air si terrible ?

Quant à la façon dont le film s’empare de l’univers dans lequel il s’inscrit, disons qu’il y a des hauts et des bas. Évidemment, le haut le plus haut est son traitement de la saga familiale en elle-même, malgré les petits anachronismes du film. Là-dessus, le seul regret réside dans l’absence inexplicable de Chris Von Erich, le benjamin de la fratrie, dans l’histoire. Pour le réalisateur, cette décision a été prise sur deux fondements prévisibles : réduire la durée du métrage pour éviter de se perdre en longueur et ne pas pêcher par excès de tragique auprès des spectateurs les moins avertis. Pourtant, Chris s’inscrit parfaitement dans la thématique. Tout autant empoisonné par l’emprise de son père, le frêle Chris n’a eu qu’une envie : rejoindre ses grands frères sur le ring et, en particulier, Kerry qu’il admire. Blessé seulement quelques temps y être parvenu, il s’est tué en 1991, quatre ans après le suicide de Mike et deux ans avant celui de Kerry.

Cette réalité, encore plus tragique que la fiction, regorge d’autres faits terribles que le film ne fait qu’effleurer plus ou moins subtilement. Premièrement, la toxicité du monde du catch américain des années 1980, tout autant aux sens professionnels que toxicologiques du terme. Le film montre plusieurs fois Kerry prendre de la cocaïne, des antidouleurs ou des anabolisants, puis s’emporter (dans une conséquence sous-entendue à cet abus) contre son père au réveillon de Noël juste quelques temps avant de se donner la mort. Mais il n’aborde jamais clairement la gangrène généralisée due à la drogue sur le milieu durant cette période. Deuxièmement, il n’évoque également que par la symbolique les autres morts survenant autour de la famille Von Erich. Citons par exemple celles de Gino Hernandez (d’une overdose en 1986) et de Bruiser Brody (d’un homicide en 1988), deux proches collègues des frères Von Erich, signalés en les faisant invraisemblablement coéquipiers lors d’un match. Deux décès qui ont dû très clairement affectés, voire traumatisés, les frères Von Erich. Qui plus est, hormis la drogue, les morts et les blessures (bien abordées par le film), le film n’offre aucun regard sur le poids psychologique de la célébrité locale extrême des Von Erich. S’ils sont montrés comme populaires (notamment à travers le public amassée aux funérailles de David), les Von Erich ne sont jamais, dans le film, vraiment assaillis par les fans lors des shows ou en dehors comme ce fut le cas en réalité. Un autre élément toxique au-delà des toxicités paternelle et religieuse sur lesquelles se focalise le film.

S’agissant du fonctionnement du catch en lui-même, le film ne se positionne jamais clairement. Vers le début du film, cette même scène avec Brody et Hernandez tente de rapidement trancher la question typique « Le catch, vrai ou faux ? » en y répondant en montrant les adversaires s’accorder sur le déroulé du match. Néanmoins, par la suite, le film flirte dangereusement avec une autre réponse à plusieurs reprises. Que ce soit avec le match de Kevin contre Harley Race ou avec celui contre Ric Flair, le flou entre le « work » (la performance censée simuler un vrai combat) et le « shoot » (un vrai combat) est continuellement entretenu. A tel point qu’on ne sait parfois plus vraiment si le film considère le catch comme une performance prédéterminée ou un sport de combat exagéré mais réel à la Rocky. (Flou que The Wrestler n’entretient jamais.) Quid de l’héritage inversée des fils Von Erich sur le ring ? Leur père est présenté comme avoir incarné un « salaud » barthien tandis qu’eux sont adulés sans vergogne quinze ans plus tard … juste « comme ça » ?

Il en va de même en dehors du ring avec l’arlésienne de la NWA, présentée comme une instance mystérieuse qui décide et récompense, imposant un niveau de compétition à la fratrie par le biais du père lui aussi soumis à ses diktats, mais pas comme un organe de contrôle dans lequel Fritz avait lui-même un droit de vote ! Autrement dit, en réalité, Fritz ne manipulait pas seulement ses fils en fonction des bons désirs de la NWA, mais avait aussi un certain niveau d’influence politique au sein même de la NWA. Et sans son aval et son lobbying, Kerry n’aurait jamais été élu pour succéder à Ric Flair après la mort de David (le genre de comportement qui a valu à Fritz d’être le récipient de quatre trophées successifs de la « tactique promotionnelle la plus dégoûtante » pour les lecteurs du Wrestling Observer Newsletter). Sans nécessité d’aller jusqu’à expliquer la structure économique du catch américain de l’époque et ses « territoires » (et d’ailleurs, en allant par sur ce terrain, le film bénéfice de garder les pieds sur terre), ce genre de détails aurait pu accentuer la complexité tortueuse dont les Von Erich étaient victimes. En somme, si le catch et son histoire constituent ensemble le véhicule indispensable pour raconter proprement cette tragique saga familiale, le traitement du film envers ce véhicule n’est pas vraiment à sa hauteur. Le film ne parvient pas alors à magnifier autant qu’il le pouvait cette saga toute particulière.

Un film de nuances

De la bande-annonce à l’affiche, en passant par la campagne promotionnelle, toute la communication du film s’est concentrée sur la force de la fraternité, unissant cette fratrie de surhommes victimes du destin. Pour autant, le sujet le plus fort est la relation de cette fratrie, et son coût, avec l’emprise paternelle, conservatrice et religieuse exercée par leur père. The Iron Claw est tout autant un film sur les bienfaits d’une vraie fraternité que sur la toxicité d’une paternité parasite. Cela étant, film de nuances, le métrage ne dépeint pas Fritz totalement comme un monstre. Reflet de la réalité ou non, il le montre comme n’étant jamais avare de compliments et de gestes d’amour pour ces fils et leurs choix (sentimentaux ou artistiques). Il a quelque chose de la force tranquille qui veille, en arrière-plan, sur le bonheur de sa famille. Et si son rôle de patron n’est pas vraiment décrit, il n’a en cela aucune ressemblance avec d’autres figures d’autorité, paternelle et/ou professionnelle, de son temps (dont l’ignoble Vince McMahon). Sa malice, parfois inconsciente et parfois calculatrice, apparaît en miroir de cette autorité naturelle : il sait ce qui est bon pour ses enfants, pour sa famille et leur ambition collective (la sienne, qui le leur impose) et fera tout, sans regret ou remord, pour le réaliser.

Notons également que, contrairement aux apparences, The Iron Claw n’est pas qu’un film d’hommes (père, frères ou fils). Deux femmes crèvent également l’écran : la mère, Doris (Maura Tierney), et la femme de Kevin, Pam (Lily James). La première n’est pas qu’une réplique maternelle de Fritz, bien qu’effacée derrière lui. Coincée entre son rigorisme religieux et sa tristesse immense pour ces défunts fils, elle incarne dans son jeu le point de rupture que ne franchit pas son mari, témoigne de la gravité des tragédies répétées au-delà des conceptions croyantes. Quant à la seconde, elle représente la porte de sortie vers l’extérieur, la planche de salut vers l’espoir. Là encore, toutes en nuance, elle n’inscrit pas en opposition conflictuelle avec la famille et ses valeurs : elle est immédiatement accepté par les parents et entretient même une belle relation avec sa belle-mère, l’aidant à surmonter sa tristesse. Néanmoins, elle n’hésite pas à combattre les réflexes traumatiques de Kevin, le poussant à se libérer des chaînes de loyauté paternelle et de culpabilité dues à sa « malédiction » familiale pour enfin vivre sa vie pour lui-même (et pour ses propres enfants). Sans elle (la seule femme qu’a connu le vrai Kevin) et l’amour non-paternelle qu’elle lui a offert, cette homme aurait probablement sombré dans l’abîme à son tour.

En résumé…

  • Le film brille par sa réalisation, son écriture, sa mise en scène et son traitement de la fraternité et de l’emprise toxique du père sur ses fils.
  • Il se perd néanmoins dans son traitement du catch et n’en exploite même pas toute la complexité, pourtant inextricable du sujet du film.
  • Hormis ce flou autour de son objet (le catch), ce biopic excelle dans l’art des nuances, ne se soumettant jamais à des archétypes et offrant ainsi de vrais moments de grâce.

Appendice musical

Une finesse du film qu’il ne faudrait pas sous-estimer est son utilisation de sa musique sous licence. Si, de prime abord, le spectateur pourrait avoir l’impression de n’avoir affaire qu’à une énième playlist de hits des années 1980 (pour bien appuyer le positionnement temporel et déclencher le réflexe nostalgique), on s’aperçoit, en poussant un peu plus l’analyse, que ce n’est peut-être pas tout à fait le cas. L’utilisation de la chanson « Don’t fear the Reaper » de Blue Oyster Cult avant un match daté de 1979 peut être interprétée comme portant un double sens. D’une part, elle situe effectivement l’action.

Et, d’autre part, elle renvoie même, si on saisit l’argument métaleptique, au film Halloween de John Carpenter qui l’a rendu célèbre en 1978. Elle évoque évidemment la mort qui va s’abattre sur la famille Von Erich dans les années à venir mais fait aussi écho à la « malédiction » de Mike Myers, le tueur invincible du film d’horreur, à celle des Von Erich. Un autre titre, moins subtil et employé au moment les trois frères sont au sommet de leur gloire, n’est pas non plus là par hasard. Là aussi, il s’agit d’une référence, en un joli « easter egg », pour les fans de catch (voire même, qui sait, en soulignant une véritable inspiration) : « Tom Sawyer » de Rush commence par évoquer un « modern-day warrior » (ou guerrier des temps modernes), le surnom retenu par Kerry Von Erich (la chanson répète aussi le verbe « catch » qui, s’il a évidemment une signification amusante pour les Français dans ce contexte, n’en a aucune ici).


Pour connaître la famille Adkisson/Von Erich plus en détail (et en français), je vous invite à regarder ce diptyque par Nathan Maingneur :

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